Louis-Maurice LINANT DE BELLEFONDS

Voyage aux mines d'or du Pharaon, 1831

L'ETBAYE

PAYS HABITÉ PAR LES ARABES BICHARIEH

Géographie Ethnologie

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La réédition de cet ouvrage publié vers 1860 aurait pu avoir pour titre "l'aventureuse mission d'un ancien enseigne du marine hydrographe dans les déserts inexplorés de l'Est africain". Ainsi s'exprime le professeur Jean-Claude GOYON dans l'avant-propos étoffé qu'il consacre au voyage d'un de ces personnages du dix-neuvième siècle qui, dans la foulée de l'Expédition d'Egypte, ont façonné un pays occidentalisé, tel que le voulait le Pacha Méhémet-Ali.

Dans la préface Marcel Kurz retrace le parcours de Linant de Bellefonds. Né en 1799, il embarque très jeune, tout en poursuivant des études classiques et passe à 15 ans son examen d'aspirant de marine. Il participe en 1816 à une campagne de sondages et de relevés sur les côtes du Canada et de Terre-Neuve puis il est affecté à l'escadre de la Méditerranée, en 1817. Il s'en échappe pour tenter sa chance en Egypte ; ses dons de dessinateur sa formation topographique et sa culture séduisent le consul anglais Salt qui le met à la disposition d'un riche voyageur, William Bankes, pour une mission en Nubie. C'est le début d'une douzaine d'années au cours desquelles Linant pénètre dans l'oasis de Siwa, visite le Sinaï, explore le Soudan tout en se consacrant, à la suite des topographes de Bonaparte, à des reconnaissances puis à des relevés de précision dans l'isthme de Suez.

 

Sa vocation d'ingénieur se confirme ; en 1830 il entre au service de Méhémet-Ali avec la lourde charge de prendre en mains, petit à petit, la régulation du réseau hydrographique, l'harmonisation des systèmes d'irrigation ainsi que la responsabilité des grands travaux d'intérêt public, tels les barrages du Delta ... L'expérience de l'homme s'affermit rapidement ; elle en fait un conseiller privilégié du Pacha et de ses successeurs. Son nom est attaché à toutes les grandes réalisations, et sa place est au cœur de la pléthore d'hommes de valeur qui, tout au long de ce siècle mouvementé ont créé une Egypte moderne. Il faudrait les citer tous... Linant de Bellefonds achève sa carrière à la tête d'un ministère et meurt dix ans après, en 1883.

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En 1831, entre la période des voyages, des découvertes, de l'initiation à la vie profonde y tutelle de Constantinople, et celle du haut fonctionnaire technique au service du vice-roi, Linant de Bellefonds est envoyé au pays des mines d'or, dans l'Etbaye, vaste désert cerné à l'ouest par la grande boucle que fait le Nil entre les 18e et 24e degrés de latitude nord, entre Abou-Hamed à Assouan, et limité à l'est par le rivage de la Mer Rouge. Les mines d'or du Ouadi AHaqi ont enrichi l'époque pharaonique, leur exploitation a repris lors de la conquête arabe ; avec son compagnon Joseph Bonomi, Linant les visite toutes, scrupuleusement : elles sont épuisées. Mais sa démarche ne s'est pas limitée à cet inventaire. Observateur attentif et curieux, rien ne lui échappe et il a rapporté de multiples notes, géographiques, géologiques, ethnologiques, ainsi que les observations géodésiques et topographiques qui lui ont permis de dessiner la première carte de l'Etbaye. Il trouvera encore le temps de réaliser une série de dessins originaux.

La relation publiée de cette ultime expédition, l'ETBAYE, ne représente qu'une brève période de la vie de Linant de Bellefonds, mais il y a mis avec pudeur et un peu de nostalgie, un adieu à la liberté que sa passion des déserts et son amitié pour les bédouins ont exaltée. Puis il consigne ses observations minutieuses sur l'état des gisements, les différents procédés d'exploitation, l'état des mines, l'épuisement des filons et, dans l'improbable hypothèse d'une remise en service, il signale les pauvres ressources en eau. Enfin des rappels historiques, des considérations géographiques, des développements concernant les mœurs et les traditions des populations qui survivent misérables mais indépendantes disent combien Abd El Haqq - le "serviteur de la justice"- s'attache à l'Egypte, souhaite améliorer le sort des populations sans que sa loyauté vis-à-vis de son souverain n'ait à en souffrir.


Un extrait de l'Etbaye : Settina et Faddalla :

Les mariages se font quelquefois difficilement ; car il faut, pour obtenir une fille de bonne famille, pouvoir donner au moins six chamelles, tuer, le jour de la noce, une vingtaine de moutons et offrir des vêtements neufs. Ces présents s'adressent naturellement à la femme et restent dans le ménage, à moins qu'il n'y ait divorce, auquel cas l'épouse retient tout, outre la dot que son père lui a faite, dot toujours égale à celle de son époux.

Quand un jeune homme et une jeune fille sont épris l'un de l'autre, et que la fortune du jeune homme ne lui permet pas d'apporter en mariage ce que le père de celle qu'il recherche exige, les jeunes gens n'en continuent pas moins à se voir. Cela amène souvent une situation qui, chez nous, serait appréciée par ces termes : Il faut les marier. Or ici, comme chez nous encore, l'on arrive presque toujours à s'entendre, et le père récalcitrant finit par où il aurait dû commencer, avec cette différence qu'il n'agit sous la pression d'aucune idée de déshonneur et que sa résolution nouvelle est tout simplement, tout bonnement raisonnée.

Les Bicharieh considèrent les accidents de famille de cette sorte comme fort naturels, ils ne s'en émeuvent pas autrement. Bien plus, le jeune homme peut se retirer à la dernière heure, sans encourir aucun blâme ; il donne alors un chameau à titre de dédit, et la jeune fille, toujours aussi bien vue de ses parents, de ses amis, trouve à se marier ailleurs comme si rien ne s'était passé. Le sort de l'enfant qui survient a été réglé d'avance par la loi du pays ; cet enfant, qu'il y ait mariage ou non, est réputé comme fils du frère de sa mère. La sagesse de cet arrangement peut être appréciée par qui de droit.

Si un homme prend une jeune fille de force et qu'il y ait viol, il est tué sans rémission ; s'il prend la femme d'un autre, il est puni dans de certaines limites, et regardé comme seul coupable ; mais cette punition est illusoire, parce que le mari offensé se bat toujours avec lui ou l'assassine.

Le drame suivant donne, dans cet ordre d'idées, la mesure du caractère de ces populations ; il s'est passé, presque sous mes yeux, dans les environs de Déréhib.

Une femme Bichari, nommée Settina (notre maîtresse) était mariée à son cousin, qui en était fort amoureux et fort jaloux ; car elle était très-belle. Settina, quoiqu'elle aimât beaucoup son mari, ayant été élevée dans les mœurs relâchées de la tribu des Amarrar, avait un amant qui obtenait d'elle tout ce qu'il est possible à une femme de donner, et qui était aussi son parent. Il se nommait Faddalla, et le mari se nommait Ahmed. Tous deux eurent besoin de faire ensemble un voyage pour aller porter à Assouan ce qu'ils avaient à échanger contre des grains et autres choses nécessaires à leur famille, et de plus pour régler quelques affaires dans une tribu voisine. On fit les préparatifs ordinaires ; mais, au moment du départ, Faddalla prétendit qu'il avait à terminer quelque chose qui devait le retenir un jour chez lui. Il pria donc Ahmed, afin que le voyage ne souffrît pas de retard, de se mettre en route avec les chameaux qui étaient prêts, ainsi que les bagages, l'assurant que bientôt il le rejoindrait à l'aide de son dromadaire. Cela fut arrangé ainsi ; cependant, à peine en route, Ahmed conçut quelques soupçons ; son humeur jalouse le talonna de telle sorte que, ne se contenant plus, il laissa sa petite caravane et s'en revint le soir à sa tente, dans laquelle il trouva moyen de se cacher, après y être entré furtivement.

Le vrai motif qui avait empêché son ami de partir ne tarda pas alors à lui être révélé ; car Faddalla entra aussi dans la tente avec Settina, et ils lui donnèrent la preuve de l'intimité qui régnait entre eux. Dans une situation pareille, Ahmed eut le courage de rester immobile et d'attendre un moment favorable pour pouvoir s'échapper de chez lui ; son plan était arrêté. Il rallia sa caravane sans laisser voir aucune émotion, et le lendemain, lorsque son cousin parut en sa présence, il ne lui témoigna aucune défiance. C'était un homme fortement trempé, un homme capable de prendre une résolution extrême, mais aussi capable d'un grand dévouement.

Le voyage s'effectua comme il avait été conçu ; mais en revenant, Ahmed répudia sa femme sans l'aller voir et sans dire le motif qui le faisait agir. Ce motif, personne ne le soupçonna, car il le refoula dans son cœur, par égard pour celle qu'il aimait encore, par considération pour sa famille, à laquelle il appartenait aussi.

Peu de temps après ce divorce, Faddalla épousa sa maîtresse, qui le rendit heureux comme elle avait rendu heureux son premier mari, c'est-à-dire pendant un temps fort limité ; car la race dont elle descendait, antipathique aux liens indissolubles, semblait l'autoriser à chercher sans cesse de nouveaux plaisirs. Or il arriva que Settina faillit encore ; il arriva que Faddalla la surprit en flagrant délit, ainsi que Ahmed l'avait surprise, et que, tout aussi jaloux, mais moins généreux que lui, il n'hésita pas à l'immoler sur place avec son complice.

Ce dénouement avait-il été prévu par Ahmed ? Je ne saurais le croire, par la raison que sa conduite a prouvé qu'il avait voulu, avant tout, ménager sa femme, par la raison encore qu'après la mort de Settina il se rendit auprès du meurtrier et l'accabla de reproches, en lui remontrant combien il était coupable d'avoir puni une trahison pour laquelle il eût dû se montrer indulgent. Cette dernière démarche surtout fait voir que son caractère était plus noble. Mais, en présence du sang répandu, ses résolutions prirent un autre cours. Il avoua à Faddalla qu'il avait connu ses relations avec Settina, et qu'il avait divorcé. Il lui avoua qu'il l'avait épargné à cause d'elle, et qu'elle n'existant plus, tout était changé. Puis, en parlant ainsi, il l'entraîna sur la tombe à peine fermée et le poignarda avec le plus grand sang-froid.

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